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19 janv. 2016
A l'Ecole 42, des seniors tentent un "bain de jouvence" pour retrouver du travail
Beaucoup étaient cadres, voire dirigeants, avant de se retrouver sur le carreau. Une trentaine de chômeurs "seniors" se forment au numérique à 42, l'école de Xavier Niel. En espérant trouver une place dans des métiers connus pour leur jeunisme.
A l'Ecole 42, les étudiants n'ont pas de professeurs, mais des correcteurs invisibles et impitoyables: la "Moulinette" et la "Norminette". "La première vérifie que le code informatique est bon, la seconde qu'il est concis et optimisé en fonction d'une série de consignes", décrit Bruno. Ingénieur d'études de 51 ans, au chômage, il fixe un large écran blanc. Pour l'heure, les deux matonnes virtuelles retoquent sans états d'âme ses lignes de C, un langage de base de la programmation. "Je dois recommencer, encore et encore, jusqu'à ce que la machine affiche 'successfull' [réussi]", lance Bruno, souriant malgré l'effort.
Fondée en 2013 par Xavier Niel, le milliardaire patron de Free, "42" s'est fait connaître pour son ambition de former aux métiers du numérique des jeunes en délicatesse avec les cursus classiques. Gratuit, sans critère de diplôme, l'établissement privé promettait de déceler les futurs génies du web, de 18 à 30 ans, grâce à un apprentissage en autogestion, centré sur l'entraide et la débrouillardise. Depuis deux ans, la presse a décrit dans les longueurs les piles de skateboards à l'entrée du bâtiment, dans le XVIIe arrondissement de Paris, le street art aux murs, ainsi que les matelas au sol pour le repos des recrues les plus acharnées, dans une école ouverte en continu.
Plongés dans l'eau sans savoir nager
Depuis mi-novembre, une trentaine d'élèves dénotent dans cette ambiance post-adolescente aux 22 ans d'âge moyen. Cet après-midi de janvier, ils occupent les trois derniers rangs d'une immense salle surchauffée, sans estrade ni tableau noir. A perte de vue, des centaines d'ordinateurs en quinconce et peu de places libres. Envoyés par Pôle emploi pour une expérimentation avec l'Ecole 42, un groupe de chômeurs "seniors" - comprenez de 40 à 60 ans environs - a dix mois pour se former au code, avec un programme légèrement adapté. La formation est gratuite, Pôle emploi n'a donc besoin de couvrir que la rémunération des stagiaires et d'éventuels frais, comme les transports. Et d'espérer que le boom des nouvelles technologies leur permette de retrouver un poste.
Anciens cadres, voire cadres sup, pour la plupart, leur profil n'est pas très représentatif des chômeurs les plus en difficulté croisés habituellement chez Pôle emploi. "Beaucoup ont fait carrière dans l'informatique. Ils ont besoin de se former pour revenir à leur métier", pointe Fabien Beltrame, du département orientation professionnelle et formation de l'organisme. L'autonomie totale laissée aux étudiants colle selon lui aux envies d'un public adulte, rebuté par le côté "retour à l'école" des formations habituelles. "On est plongé dans l'eau sans savoir nager, faut se démerder, résume Bruno, toujours aussi volontaire. Mais 'Google is your friend', comme on dit ici." Celui qui bute sur l'un des problèmes posés dans l'intranet doit écumer les forums ou consulter ses voisins de table. "Ça dynamise, assure l'ingénieur. J'avais suivi une formation web ailleurs auparavant, mais il n'y avait pas l'intensité d'ici."
"On était des perles rares"
Amy, une Américaine de 45 ans, a annulé un retour au pays lors de Thanksgiving pour affronter sa première "Piscine", deux semaines d'exercices intensifs. La veille, elle et ses camarades ont laissé passer l'heure du déjeuner, trop absorbés qu'ils étaient par leurs algorithmes. Un dimanche, Isaac a même squatté l'école de 18 heures à 1 heure pour avancer sur un projet. Ingénieur télécom, "la cinquantaine mature", il a passé des dizaines d'années à déployer des réseaux optiques, travaillant sur "de gros calculateurs". Le chômage qui s'éternise depuis dix-huit mois le laisse amer. "La plupart d'entre nous a eu des postes à responsabilité et se retrouve sur le carreau, s'échauffe-t-il. Il y a dix ans, on était des perles rares et aujourd'hui on n'aurait plus notre place? On n'est pas à la ramasse pourtant! On peut produire, on est dans la force de l'âge intellectuelle. Mais des jeunes sont arrivés, payés moins cher. Pour les entreprises, seule la rentabilité compte."
Car sous leurs airs "cool" et malgré la pénurie apparente de candidats dans certains métiers, les nouvelles technologies n'ouvrent pas les bras à tous les profils. "On manque certes de quelques compétences précises, mais les problèmes de recrutement viennent aussi des critères très sélectifs des entreprises", nuance Régis Granarolo, président du Munci, une organisation professionnelle. L'embauche de "seniors" semble loin d'être une priorité. En 2013, 74% des cadres informatiques recrutés avaient au maximum cinq ans d'expérience, d'après une étude de l'Association pour l'emploi des cadres (Apec), contre 51% pour l'ensemble des actifs. En 2012, la part des 55-64 ans dans les effectifs était de seulement 6%, l'un des taux les plus bas tous métiers confondus, selon le ministère du Travail.
Que peut l'Ecole 42 - où l'âge d'entrée est d'ailleurs limité à 30 ans, contrairement à des organismes comme Simplon - contre ce jeunisme généralisé? Nicolas Sadirac, directeur et cofondateur, prêche pour sa paroisse. Il assure que le phénomène ne provient pas "d'une volonté délibérée du secteur, mais de formations initiales trop rigides, qui font que les gens n'apprennent pas à mettre à jour leurs compétences". A contrario, chez "42", les élèves seraient "formés à actualiser ce qu'ils savent par eux-mêmes", renchérit Fabien Beltrame, de Pôle emploi. Régis Granarolo, du Munci, reste lui sceptique. "La désuétude des connaissances n'explique pas, à elle seule, le refus des profils des seniors, estime-t-il. Se pose aussi la question des salaires, même si beaucoup de candidats revoient leurs prétentions à la baisse passé un certain âge, et de la volonté d'homogénéité des équipes, très marquée dans le secteur."
"Il faut te rajeunir l'esprit"
Les aspirants codeurs, eux, sont encore loin de se projeter dans l'après. Il faudra attendre fin 2016 pour mesurer les effets du programme sur le retour à l'emploi. Mais tous ne s'imaginent pas briguer des postes de développement - le coeur d'activité de l'Ecole 42 et le gisement supposé d'emplois - après la formation. "En dix mois, on apprendra forcément moins qu'en trois ans", la durée moyenne que doit prendre le cursus classique, observe Amy, réaliste. Chef de projet, elle espère plutôt compenser le manque de technicité que lui ont reproché des recruteurs. Comme Véronique, directrice artistique, qui se voit bien servir d'interlocuteur entre "créatifs" et techniciens.
Pour d'autres, comme Colin, 55 ans, l'expérience se situe quelque part entre le rattrapage de culture générale et le bain de jouvence. "En quittant mon dernier poste, je me suis dit: 'Regarde les AirBnB, les BlaBlaCar, l'ubérisation, tout ça. Il faut te rajeunir l'esprit'. Je veux m'imprégner de ce qu'il se passe dans le numérique pour créer, pourquoi pas, ma boîte", lance l'ex-directeur de PME en filant vers une courte pause déjeuner.
Tous citent un premier motif de satisfaction: la solidarité des "petits jeunes" qui les entourent. "Dès qu'on a un problème, on se tourne vers eux, on les tutoie et on trouve de l'aide, se réjouit Colin. Eux sont très geeks, très à l'aise avec le numérique; nous, on leur apprend des choses sur le monde du travail. Je leur ai donné des contacts pour des stages et les ai aidés à préparer des entretiens d'embauche." "L'intergénérationnel, ici, ça marche", claironne Véronique, en passant la tête entre deux écrans. Une leçon dont le secteur ferait bien de s'inspirer.
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